VI
Une fois la lourde porte refermée, la princesse demeura seule avec le Râjâ. Un silence, encore plus lourd que le précédent, s’immisça entre elle et son bourreau supposé. La femme, humiliée de s’être fait piéger aussi facilement par le pharaon, essaya néanmoins de garder un peu de dignité.
— Et maintenant ? demanda-t-elle. Tu m’assassines, ou nous attendons ici, tous les deux, que je meure de vieillesse ?
Tête haute et dos bien droit, Arméris ne savait pas à quoi s’attendre, mais elle était prête à tout. Depuis que Hattousili III, son propre frère, l’avait menacée de lui ravir son royaume, la princesse de Bakhtan vivait tous les jours dans l’angoisse et la peur. L’arrivée du Râjâ et l’ultimatum lancé par Mérenptah n’étaient qu’un autre échelon de sa descente aux enfers. Elle, qui avait cru tenir la solution pour sauver les siens, se rendait bien compte maintenant de sa naïveté et de son manque de jugement.
— Je n’ai jamais vu un Égyptien remettre en question les ordres de son pharaon, même s’ils sont absurdes. Tu ne me croiras peut-être pas, mais j’ai assisté au suicide collectif de tout un bataillon d’infanterie. Les soldats se sont donné la mort uniquement parce que Ramsès II n’était pas content de leur performance au combat. Plutôt que de risquer de décevoir une fois de plus leur souverain, ces hommes ont préféré se jeter du haut d’une falaise. Mais toi, tu me sembles plus intelligent que ces guerriers, non ?
Impassible, Osiris-Path demeura muet. Comme un animal tourmenté par une décision critique, il attendait patiemment que la situation évolue. Il ne voulait pas tuer cette femme, puisqu’en toute logique elle ne représentait pas une menace pour l’Égypte, mais il en avait reçu l’ordre, et il devait impérativement l’exécuter. De plus, il ne comprenait pas pourquoi le pharaon voulait la forcer à se joindre à son harem. Quoique d’une rare beauté, cette princesse méritait mieux que de finir ses jours prisonnière au palais de Memphis.
— Mais quelle étrange créature es-tu ? fit-elle en devinant le combat intérieur que vivait Osiris-Path. Manifestement, tu n’es pas un Égyptien. Tu viens d’ailleurs, c’est cela ? Tu arrives d’un pays où l’on t’a enseigné à penser par toi-même et à prendre tes propres décisions ! Où as-tu vu le jour ? Dans le nord, peut-être ?
Le garçon ne répondit rien, car il n’écoutait plus la princesse depuis un moment. Tiraillé entre ses propres convictions et son devoir, il réfléchissait, paralysé par sa propre incertitude.
Un long moment passa ainsi, sans qu’Arméris ne lui adresse la parole.
— Manifestement, tu ne vas pas me tuer, constata la princesse. C’est une excellente nouvelle pour moi, mais désastreuse pour toi. Tu sais sans doute que si tu désobéis à ton maître, il sera impitoyable avec toi. Tu seras sûrement torturé avant d’être lapidé sur la place publique de Memphis. Je ne connais pas très bien Mérenptah, mais je sais que les hommes de la lignée de Ramsès II n’aiment pas beaucoup les traîtres. Comme tous les grands rois de ce monde, ils détestent qu’on se moque de leurs ordres.
Osiris-Path haussa les épaules.
— Ah, je vois… Tu es un monstre, mais doté d’une conscience, fit-elle, rassurée. C’est tout à ton honneur. Cependant, tu sais comme moi que ton action est illégitime et que tu ne peux me ravir ainsi mon royaume…
La princesse reçut un soupir en guise de réponse, comme une approbation tacite.
— Alors, le dilemme n’est pas le mien, mais bien le tien ! Agiras-tu selon ta conscience, au risque de te mettre le pharaon à dos, ou lui obéiras-tu comme un bon soldat ? Voilà une grave question qui mérite réflexion. Je suis touchée de ton hésitation à me mettre à mort…
Encore une fois, un long silence s’immisça entre le Râjâ et la princesse. Sans en avoir l’air, le garçon cherchait une solution, une façon d’accomplir sa mission tout en épargnant la vie de cette femme. Si Sénosiris avait été là, il aurait tout de suite trouvé un moyen, mais, cette fois, le Râjâ était seul pour se sortir du pétrin. Malgré toute sa bonne volonté, il n’y arrivait pas.
— Et si nous concluions un marché, toi et moi ? Tous les problèmes ont une solution, n’est-ce pas ?
Le Râjâ releva subitement la tête et regarda la princesse dans les yeux. Il y avait un espoir ! Il existait donc une façon plus humaine de régler cette délicate situation ! Manifestement, le garçon était très intéressé par ce qu’Arméris s’apprêtait à dire.
— Comme tu sembles réceptif, je peux peut-être te proposer une façon de m’éliminer tout en me laissant la vie sauve. Tu vois, le roi nubien est un allié depuis de nombreuses années et nous entretenons des relations diplomatiques très cordiales. Si je m’exilais chez lui, en ses terres, je crois bien qu’il me recevrait à bras ouverts. De là, je pourrais prendre un peu de recul et trouver une façon de reconquérir mon royaume et de l’arracher des mains de Mérenptah. Si je te le demandais, me laisserais-tu partir ?
Osiris-Path acquiesça sans hésiter.
— En échange de ma vie, je m’engage à t’aider si, un jour, tu as besoin de moi…, promit la princesse. On ne sait jamais ce que la vie nous réserve. En ce sens, il est toujours bon d’avoir des alliés, n’est-ce pas ? Si tu m’accordes un peu de temps, j’emprunterai le passage secret qui se trouve derrière mon trône et je quitterai le palais déguisée en servante. Ainsi, je fuirai facilement vers l’ouest.
Un large sourire fit comprendre à Arméris que son bourreau lui accordait la liberté.
— J’estime que, pour exécuter ce plan, il faudra faire attendre mes nobles et tes hommes encore un bon moment. Cependant, une question se pose ! Comment vas-tu expliquer que je t’aie filé entre les doigts ? Personne ne voudra croire que j’ai eu la force de te combattre !
— Mouton – mort, fit le Râjâ en deux gestes précis.
— Mais que fais-tu là ?
— Mouton – mort, recommença-t-il.
— Pourquoi bouges-tu ainsi ? Oh ! Je vois… tu ne… tu ne parles pas ?!
Du coup, la princesse comprit que son interlocuteur était muet et que ces longs silences entre eux étaient peut-être justifiés par son incapacité de communiquer.
— Je suis désolée… je ne te comprends pas… je ne vois pas ce que tu veux me dire.
Le Râjâ regarda la pièce autour de lui et fixa son regard sur une lampe à huile éteinte. Il s’en approcha, en recueillit la suie et dessina sur le sol l’idéogramme du mouton et celui de la mort. La princesse, intriguée, se pencha vers les dessins et déchiffra un peu maladroitement l’écriture.
— Je ne comprends pas… Tu veux tuer un mouton ?! Ou plutôt, chasser le mouton… mais ça n’a pas de sens. Ce symbole, c’est la mort, non ? La mort d’un mouton ?! Oh, je vois, tu désires avoir un mouton mort ? C’est bien cela ? Un cadavre de mouton ?
Osiris-Path acquiesça.
— Mais pourquoi ? C’est tout à fait ridicule ! Je ne vois pas…
Le garçon fit signe à la reine que le temps pressait et qu’il avait besoin du corps d’un mouton immédiatement. Intriguée par cette singulière demande, la reine obtempéra et s’élança vers le passage secret conduisant à ses appartements. De là, elle demanda à deux servantes de se rendre discrètement aux cuisines et de lui procurer secrètement l’animal en question. Elle leur ordonna aussi de préparer ses affaires pour un long voyage. Les deux domestiques se plièrent aux demandes de leur maîtresse, mais elles insistèrent pour l’accompagner dans sa fuite. La princesse accepta avec plaisir de quitter le royaume en leur compagnie, mais elle les pria d’exécuter rapidement ses ordres. Et sans poser de questions !
Pendant ce temps, le Râjâ, demeuré seul dans la salle du palais, commença à émettre de petits sons agressifs. Il renversa quelques chaises, poussa des hurlements, puis sauta à pieds joints sur le trône. Derrière la porte, les dignitaires de Bakhtan exigèrent d’entrer dans la pièce, mais les hommes d’Osiris-Path leur bloquèrent le passage.
— Notre reine est en danger ! lança l’un des dignitaires de la cour de Bakhtan. Laissez-moi passer immédiatement !
— Nos ordres sont clairs. Osiris-Path ouvrira lui-même la porte lorsqu’il jugera bon de le faire.
— Ce qui se passe ici est inadmissible ! s’exclama l’homme en colère. Nous n’accepterons aucun ordre venant de…
Le noble personnage, étrangement pris d’une atroce douleur au ventre, cessa de parler. L’Égyptien venait de clore la discussion en lui passant son épée à travers les tripes. Le dignitaire chancela quelques instants, puis tomba face contre terre dans une mare de sang.
— Cette porte demeurera fermée tant et aussi longtemps qu’Osiris-Path le désirera, fit le haut gradé en essuyant le sang de sa lame sur le revers de sa cape. Celui ou celle qui insistera pour entrer connaîtra le même sort que cet homme. Ce royaume et ses habitants ne sont plus sous la gouverne de la princesse de Bakhtan, mais plutôt sous l’autorité suprême du grand Mérenptah et de son armée.
Alors même que le soldat faisait son discours à l’extérieur de la salle, la princesse surgit à l’intérieur, accompagnée de ses deux servantes et portant le corps encore chaud d’un mouton fraîchement égorgé.
— Voilà ce que tu désirais…, dit la femme en présentant l’animal au Râjâ. Que comptes-tu faire maintenant ?
Sans prendre la peine de répondre à la question, il commença à dépecer la bête avec son épée. Tout en aspergeant bien les murs de sang, il fit voler çà et là des bouts de cervelle et des morceaux de viande.
— Oh, je vois…, fit la princesse. Tu veux faire croire à mon assassinat ! Alors, vite, prends ma robe et imbibe-la de sang ! Coupe-moi aussi les cheveux… ainsi, la mise en scène sera plus vraisemblable !
La femme se déshabilla entièrement et sans pudeur, puis s’agenouilla devant le Râjâ afin qu’il la tonde comme une brebis. Une fois le travail terminé, elle lui donna ses vêtements et lui embrassa les pieds.
— Mes remerciements pour ton aide Osiris-Path. Je te confie la défense de mon royaume. Je suis rassurée et me dis que tu protégeras ses frontières mieux que moi. Ce sera sans doute mieux ainsi. Pour ma part, je suis trop naïve, et mes armées ne sont pas de taille à se mesurer aux milliers de guerriers hittites qui menacent d’envahir mes terres. Prends bien garde à Hattousili III, mon frère, car il dispose depuis peu d’une impressionnante machine de guerre qui le rend invincible. Au revoir. Si un jour tu as besoin de moi, je serai chez les Nubiens.
Toujours nue, la femme, escortée de ses servantes, quitta rapidement la pièce par le passage secret. Pendant ce temps, le Râjâ acheva son travail morbide de décoration.
Une fois son œuvre terminée, la salle d’audience ressemblait à un véritable abattoir. Il y avait du sang partout sur les murs et sur le plancher. Les os de l’animal avaient été broyés, afin qu’ils fussent méconnaissables, et ses viscères, transformés en une infecte bouillie, étaient entassés à quelques enjambées du trône. Tout juste devant la porte, la robe de la princesse, déchiquetée et parsemée de lambeaux de peau, attendait de faire son impression.
Lorsqu’il fut tout à fait certain que sa mise en scène était bien rodée, Osiris-Path se rendit à la porte de la salle et l’entrouvrit. En faisant mine de manger les derniers morceaux comestibles de la princesse, il s’installa confortablement sur son trône et attendit que quelqu’un se décide à pénétrer dans la pièce. L’un des généraux égyptiens poussa lentement la porte pour demander s’il pouvait entrer et découvrit la scène avec horreur. Il vit même son chef, Osiris-Path, en train de ronger de la viande crue autour d’un os. L’Égyptien eut tout de suite un haut-le-cœur et se retourna pour vomir sur les sandales d’un noble. Quelques dignitaires de Bakhtan, angoissés et craintifs, en profitèrent pour ouvrir grand les portes et découvrirent, eux aussi, l’abominable spectacle.
— Ce n’est pas vrai ! Mais ce n’est pas vrai ! cria un homme en pleine crise de nerfs. Il a mangé la princesse ! Ce monstre a avalé notre souveraine ! AAAAAHHH !! C’EST TERRIBLE ! TERRIBLE !
À ce moment, le Râjâ poussa un retentissant rot qui glaça d’effroi les gens de Bakhtan aussi bien que les soldats égyptiens. Tout le brouhaha se calma d’un coup.
On aurait pu entendre une mouche voler.
Osiris-Path en profita pour faire signe à ses hommes d’entrer. Ceux-ci refusèrent d’emblée de pénétrer dans la pièce ; seuls les deux plus gradés de l’armée s’avancèrent de quelques pas. Le Râjâ, content de son effet, leur sourit et les soldats virent couler de ses commissures deux longues gouttes de sang. Il leur présenta l’os encore couvert de viande et les invita, d’un geste amical, à se joindre à lui pour terminer son repas.
— Merci… Osiris-Path, de… de cette belle générosité, balbutia l’un des hommes en mesurant ses mots. Mais nous n’avons pas tellement faim… Si vous le désirez, nous vous laisserons terminer ce que vous… ce que vous avez commencé. Il y a encore beaucoup à faire pour sécuriser convenablement la ville et… et le temps nous manque. Merci encore… beaucoup.
Le Râjâ haussa les épaules, comme s’il leur disait : « C’est bien dommage pour vous ! » D’un geste, il les enjoignit de quitter la pièce. Une fois qu’il fut seul, il ne put s’empêcher de pouffer de rire en se repassant mentalement la scène. Les yeux exorbités des nobles et les figures angoissées de ses hommes en disaient long sur ses qualités de mystificateur. Son plan avait fonctionné à merveille !
— L’avez-vous vu, ce… ce… monstre ? murmura une femme en pleurs derrière la porte. Écoutez, il rit ! Je l’entends s’esclaffer ! Il vient de dévorer notre reine, et cela l’amuse en plus ! Cette chose qui est sur le trône est… inhumaine. Osiris-Path est si répugnant que… que je vais m’évanouir !
— Il faudra vous y faire, lui répondit un soldat égyptien, aussi choqué qu’elle, car il est le nouveau maître de Bakhtan.
La nouvelle de la mort horrible de la princesse se répandit comme une traînée de poudre dans la petite cité. En quelques heures, chacun avait sa version de l’histoire.